Une filature : quand et comment?
Le droit à la vie privée étant un droit fondamental protégé tant par la Charte des droits et libertés de la personne que le Code civil du Québec, un salarié peut s’attendre à ce que son employeur respecte ce droit de façon encore plus importante à l’extérieur du milieu de travail. En conséquence, la filature d’un salarié est susceptible de porter atteinte à ce droit, même si les images sont prises dans des lieux publics. Cependant, selon la jurisprudence actuelle, certaines situations justifient le recours à la filature par l’employeur, et ce, dans la mesure où certains paramètres sont respectés : la filature doit être justifiée par un motif valable et elle doit être conduite par des moyens raisonnables 1.
Motif valable - Avant même de décider de soumettre un salarié à une filature, l’employeur doit avoir des motifs rationnels et sérieux de douter de son honnêteté. Un motif est rationnel lorsque l’employeur peut établir un lien entre la filature et les exigences du bon fonctionnement de son entreprise. Or, tout employeur a un intérêt légitime à s’assurer qu’un salarié respecte ses obligations, particulièrement lorsqu’il réclame des prestations d’assurance-salaire ou des indemnités de remplacement du revenu à la CNESST.
Moyens raisonnables - La filature doit être menée de la façon la moins intrusive possible, c’est-à-dire qu’elle doit être aussi limitée que possible et s’effectuer de la façon la moins importune possible. Par exemple, filmer un salarié à l’intérieur de sa résidence ou dans sa cour, alors qu’il n’est pas visible de la rue, pourrait être considéré comme une surveillance abusive.
Une filature justifiée par un motif valable et conduite par des moyens raisonnables sera admise en preuve par un tribunal. Dans certaines circonstances, une filature ne respectant pas ses deux paramètres pourra quand même être admise en preuve. À cet égard, nous vous référons à deux décisions rendues récemment.
Dans ArcelorMittal Infrastructure Canada et Syndicat des métallos, section locale 6869 2, un mécanicien contestait son congédiement pour avoir accompli des activités incompatibles avec les douleurs alléguées. L’employeur avait requis une filature une semaine après le début de l’invalidité du salarié pour une entorse lombaire. Ce dernier avait été filmé en train de manipuler des sacs et un bidon d’essence, de marcher et de pêcher sans difficulté. L’arbitre a admis en preuve la filature, et ce, même si l’employeur n’avait aucun motif raisonnable de la demander. En effet, selon l’arbitre, une photo Facebook du fils du salarié dans un bateau alors que ce dernier n’y apparaît pas, certaines rumeurs, la difficulté à remplacer le salarié et un absentéisme justifié ne constituaient pas des motifs rationnels pour demander une filature. Malgré cette conclusion, l’arbitre a quand même admis cette preuve, considérant que l’exclusion de celle-ci aurait déconsidéré l’administration de la justice, puisqu’elle aurait pu permettre à un salarié de frauder impunément son employeur. Soulignons que la filature du salarié avait toutefois été conduite par des moyens raisonnables, puisqu’elle n’avait duré que trois jours, et qu’elle avait eu lieu dans des lieux publics.
Dans Syndicat des spécialistes et professionnelles d’Hydro-Québec, section locale 4250 et Hydro-Québec 3, le syndicat s’opposait à la recevabilité en preuve d’une vidéo obtenue à la suite de la filature d’un salarié également congédié pour avoir exercé des activités incompatibles. Ce dernier n’avait pu réintégrer son travail de bureau en raison de restrictions très sévères (classe IV) pour la colonne lombo-sacrée. Alors qu’il recevait des prestations d’assurance-salaire longue durée et qu’il avait allégué que sa position prédominante était allongée sur le ventre, l’employeur a reçu une dénonciation anonyme d’un citoyen alléguant que le salarié s’adonnait notamment à la motomarine et au ski-doo. Même si l’arbitre a conclu que l’employeur n’avait d’autre choix que de procéder à une surveillance par filature afin de valider le contenu de la dénonciation, il a dû constater que la preuve ne lui permettait pas de déterminer si les moyens utilisés par l’employeur étaient raisonnables. Néanmoins, à la lumière des motifs sérieux entretenus par l’employeur avant d’entreprendre la filature, l’arbitre a conclu que le refus d’admettre cette preuve déconsidérerait l’administration de la justice, et il a rejeté l’objection du syndicat.
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1. L’arrêt-clé a été rendu par la Cour d’appel dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.)
2. 2020EXPT-634, 2019 QCTA 728, Me François Hamelin
3. 2020EXPT-995, 2020 QCTA 18, Me Nathalie Massicotte